Michel Jeury tient une place à part dans mon existence.
Il est le premier romancier vivant que j’ai eu la chance de rencontrer.
Un vrai de vrai, « en chair et en os ».
Enfant, je pensais naïvement que les écrivains étaient tous morts depuis belle lurette ou bien qu’ils flottaient, avec de longues barbes blanches, dans une autre dimension de la réalité.
Me retrouver face à face avec un homme bien réel — qui me parle, m’écoute et me sourit — a été un choc vivifiant et salvateur.
Mon premier échange de courrier avec Michel Jeury remonte à 1986.
À l’époque, j’étais journaliste aux Cahiers du cinéma et je m’amusais à imaginer, avec toute l’insouciance de la jeunesse, divers projets de films que j’espérais pouvoir réaliser un jour.
Michel avait lui aussi dans sa besace plusieurs idées de scénario qu’il me proposa de développer ensemble.
J’avais déjà lu plusieurs de ses romans, dont Le temps incertain et Les yeux géants. Ses concepts audacieux, qui auraient pu en dérouter plus d’un, m’étaient totalement familiers. Ayant consacré ma thèse de doctorat à l’étude de la science-fiction, nous parlions, Michel et moi, le même langage et n’avions pas besoin de longues explications pour nous comprendre.
En 1988, Michel Jeury m’invita à passer plusieurs jours dans la luxuriante bambouseraie d’Anduze au cœur de laquelle il habitait à l’époque (en compagnie de son épouse Nicole, si accueillante et attentive).
Je le revois me montrer les plus anciens bambous du domaine, des géants vénérables qu’on se gardait bien de signaler aux touristes de peur qu’ils ne les endommagent irrémédiablement.
Je le revois aussi en plein travail, dans l’espace confiné de son petit cabinet d’écriture ou au grand air (il aimait se balader dans la nature avec une sorte de « bureau portatif », fait d’une simple planche, d’une feuille de papier et d’un crayon, lui permettant de récolter impressions et intuitions au plus près du « terrain »).
Côtoyer un créateur comme Michel m’a beaucoup appris sur la dimension artisanale du métier d’écrivain. La patience, l’endurance, l'humilité. La lente élaboration de chaque histoire, par couches successives (comme font les peintres). L’importance aussi de savoir bien rythmer son quotidien et prendre du recul pour revenir vers les mots l’esprit neuf…
Durant les trois ou quatre années que dura notre libre collaboration, plusieurs esquisses de longs-métrages virent le jour. Michel regrettait qu’elles en soient restées au stade de simples ébauches. Celle qui lui tenait le plus à cœur (intitulée successivement La gardienne, Comme une flamme blanche et La frontière noire) mettait en scène une jeune femme agoraphobe, vivant recluse dans un château (dont elle était la gardienne). Peu à peu, on comprenait que cette femme avait vécu des expériences déstabilisantes de voyage hors du corps, que son employeur cherchait à étouffer et à manipuler…
Ce projet de film, jamais finalisé, n’est pas resté pour autant lettre morte.
On en retrouve certains motifs, certaines obsessions, dans May le monde, paru en 2010. Dans ce roman au style inclassable, Michel Jeury nous entraîne dans l’esprit d’une fillette atteinte d’une maladie incurable : un voyage aux confins de l’existence et de la conscience…
Difficile de pénétrer dans la forteresse du cinéma.
L’argent y tient une place considérable.
Michel, qui avait plus d’une idée dans son sac, imagina alors (toujours avec ma complicité) une série de micro-fictions (d’une ou deux minutes à peine) pour la télévision. Des histoires à la fois simples et déroutantes, où l’insolite jaillissait du quotidien le plus banal.
Malheureusement, la télévision de l’époque ne s’intéressait pas vraiment aux formats brefs.
Et cette série (intitulée « Histoires V.R.A.I.E.S. ») finit par rejoindre la longue liste de nos projets inachevés…
Toutes ces tentatives furent-elles, pour autant, de simples coups d’épée dans l’eau ?
Je ne le crois pas.
À travers toutes ces esquisses pour le cinéma et la télévision, c’est autre chose qui se jouait, autre chose qui se transmettait.
La magie de l’écriture.
La magie des mots.
Ces merveilleux petits véhicules invisibles nous permettant de voyager dans l’espace et le temps, et cela pour un prix infime (à la différence des budgets pharaoniques des grands films hollywoodiens !).
Les années se succédèrent, de plus en plus vite.
Je finis par me détourner du cinéma et publiai mes premiers recueils de contes et de poésie.
Michel, quant à lui, s’éloigna de la science-fiction pour se consacrer aux romans de terroir — une façon, pour lui, de replonger dans ses racines (ses parents avaient été paysans et lui-même avait travaillé, jadis, comme ouvrier agricole).
Nos chemins ont bifurqué, mais nous avons toujours gardé un œil sur nos parcours parallèles.
Michel appréciait mes haïkus, fasciné que l’on puisse dire autant avec si peu de mots.
Il avait le tempérament d’un romancier : il aimait se laisser embarquer par le souffle d’un récit, entrer dans la peau de ses personnages (avec leurs rêves, leurs blessures, leurs secrets), il avait besoin d’espace et de durée pour exprimer pleinement ses visions.
Mais au-delà du simple raconteur d’histoires, il y avait aussi en lui un poète : un être secret, ultra-sensible, capable de capter les émotions les plus fines, à la limite du perceptible.
Tout au long de sa vie, Michel Jeury est resté curieux de tout, à l’affût des nouvelles approches et visions de la réalité (il s’est beaucoup intéressé au phénomène OVNI, mais aussi aux N.D.E. et aux rêves lucides…).
Le monde n’était pas pour lui un jeu joué d’avance.
Avant de se dédier à temps plein à l'écriture, Michel Jeury avait exercé de nombreux métiers : instituteur, visiteur médical, représentant, gardien de château (ça ne vous rappelle pas quelque chose ?). Il fut aussi précepteur des nombreux enfants adoptés par Joséphine Baker. Il avait une profonde affection pour ces êtres fragiles qui portent en eux le devenir de l'humanité. Pour lui, c’était là que résidait toute la beauté du monde. L’enfance était ce paradis qu’il fallait préserver coûte que coûte — et tenter de faire fructifier dans nos vies d'adultes…
Les dernières années de Michel Jeury n’ont pas été toujours faciles. Avec sa santé de plus en plus fragile, il avait de plus en plus de mal à écrire. Dans un courrier du 25 décembre 2012, il me confiait :
Je traîne mes sandales dans la poussière du temps perdu et j’en ai jusqu’aux yeux.
Avant d’ajouter ce petit poème, d’autant plus émouvant, je trouve, que Michel s’y révèle à cœur nu :
Un chien blanc s’en va
Sur le chemin des demains.
Parfum de lilas.
Liens :
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