Enfant et adolescent, j'ai d'abord choisi pour m'exprimer des formes artistiques ne faisant pas appel aux mots : le dessin, la musique, le cinéma super 8 muet. Les mots me fascinaient, mais j'avais peur de me laisser emporter par le flot toujours trop bavard de la parole.

A 17 ans, j'ai fait plusieurs expositions de dessins à l'encre de Chine, des dessins à la fois très précis et fortement oniriques. Je passais des heures, des jours entiers à écouter le silence de ma plume tracer des points et des traits sur le blanc de la page. Cela me suffisait amplement.

Quelques années plus tard, en 1987 exactement, j'ai eu la chance (mais je ne crois pas vraiment à la chance, plutôt au jeu des résonances) de rencontrer le grand dessinateur Jean Giraud (alias Mœbius). C'était en haut d'une grande tour parisienne, dans un vaste espace vide, sans meuble. Pas de chaise, pas de table, juste quelques dessins posés contre les murs. Assis en tailleur, nous avons partagé quelques fruits secs en parlant de dessin et de cinéma (à l'époque j'étais journaliste aux Cahiers du Cinéma), mais aussi de choses plus essentielles.


















Il me raconta comment sa vision de la vie avait évolué et s'était soudain fluidifiée : « D'un seul coup, je ne me suis plus vu comme quelqu'un de matériel, mais comme quelque chose d'éminemment plastique, énergétique, où la matière est modelée, totalement dépendante de l'esprit. Et cela m'a donné une pêche terrible. La condamnation à la destruction n'était plus une sentence impitoyable et irréversible… »

Nous avons poursuivi de façon plus approfondie cet entretien, le 11 décembre 1990, dans une maison de banlieue (meublée cette fois-ci !) où il vivait entouré des siens.

Au fil des années, de façon plus ou moins « hasardeuse », nous nous sommes croisés huit fois (le « 8 » de l'anneau de Möbius !), chaque fois dans un décor différent.

Entre-temps, je m'étais engagé dans l'écriture (abandonnant le dessin et le cinéma). Grâce notamment au haïku japonais, j'avais pu apprendre à faire confiance au silence des mots. Toute pratique artistique est une tentative de réconciliation.

Jean Giraud (et son double Mœbius) a été l'un de mes pères en imaginaire. Même si mes écrits (à ce jour) ne se sont pas aventurés dans les vastes contrées de la science-fiction, j'ai été influencé — souterrainement — par son regard. Ce qui m'a touché profondément chez ce créateur aux talents protéiformes, c'est sa façon d'allier la plus extrême rigueur à la plus extravagante imagination. Comme s'il ne pouvait pas y avoir de totale liberté sans une extrême exigence et conscience de ce qu'il se joue à travers nous.

Jean Giraud était, à mes yeux, bien plus qu'un dessinateur de BD. C'était un explorateur inlassable des mondes intérieurs. Un visionnaire qui, toute sa vie, a cherché à nous faire entrevoir l'au-delà des formes.

Le plus beau cadeau que j'ai reçu de lui (outre le dessin offert pour la naissance de mon premier fils, où l'on voit des extra-terrestres venir saluer un bébé humain) fût une rencontre « manquée ». Jean Giraud m'avait donné rendez-vous chez lui. J'arrive le jour dit, à l'heure dite. Sa femme me fait entrer dans son atelier, où toute sa documentation est accumulée sur de hautes étagères. Mais l'artiste, visiblement dans la lune (ou sur une autre planète), a oublié notre rendez-vous. Je reste de longues minutes, seul, près de sa table de travail où un dessin attend silencieusement d'être achevé. Jean n'est jamais arrivé ce jour-là.

L'atelier vide est sans doute le plus beau cadeau que l'on puisse faire à un apprenti-artiste.

C'est une façon de lui dire (sans le moindre mot) que c'est à son tour de s'exprimer, à son tour de jouer avec les vides et les pleins de la création.

Il y avait beaucoup d'enthousiasme chez Jean Giraud, mais aussi un profond respect pour la créativité de l'autre. Il savait ô combien la société (qu'elle soit archaïque ou ultra-moderne) a tendance à tordre et mutiler les humains. « Emotionnellement, nous sommes tous des bonsaïs… », m'avait-il confié un jour.

La dernière fois que nous nous sommes croisés « en chair et en os », nous avons dîné (par « hasard ») sur deux tables voisines du même restaurant pakistanais du Passage Brady. Repas durant lequel nous ne nous sommes pas adressés la parole une seule fois.

Les mots sont des barques permettant de traverser la rive qui sépare les êtres entre eux.

Quand la rive s'est évaporée, il n'y a plus besoin de barque, plus besoin de mot.

Tout peut enfin commencer !