Dimanche 14 octobre 2001, sur un quai de Seine, nous sommes une trentaine à rendre un dernier hommage à notre ami Jean-Claude Marol, récemment disparu. Le vent, la bruine, les feuilles dorées de l'automne, le chant sans âge de deux musiciens, les cloches de Notre-Dame qui font vibrer les voûtes du ciel, les fleurs jetées à l'eau longeant lentement chacun d'entre nous avant de disparaître dans le vif du courant…
Difficile en cet instant de délimiter clairement la frontière entre ombre et lumière, tristesse et joie… Nous sommes sur le fil. À égale distance de la déchirure et du bonheur.
Tout d'abord, cette évidence : le bonheur n'est pas l'opposé de la tristesse ou du chagrin. Le bonheur ne signifie pas l'absence d'épreuves ou de douleurs. Tous, tôt ou tard, nous rencontrons sur notre chemin des arrachements, des deuils, des tempêtes qui nous secouent vigoureusement. Et alors ?… (ultimes mots de Jean-Claude avant de mourir). Oui, et alors ? Que faisons-nous de ces épreuves, de ces défis ?
Confronté à la mort d'un proche, ou toute autre expérience de perte, le premier réflexe est souvent de fuir, oublier au plus vite. Pourtant, en évacuant trop rapidement la peine, en comblant l'absence ou le manque par n'importe quel moyen, on se prive d'une grande découverte. On rate notre rendez-vous avec les tréfonds, cette contrée extrême où la vie palpite dans toute son intensité…
Le matin-même où j'appris par téléphone la mort de Jean-Claude, je restai longtemps sans bouger, laissant mes larmes couler. Sensation de vide, d'impuissance… Infinie tristesse sur fond de grand calme… Un calme démesuré, envahissant…
Jean-Claude Marol aimait jouer avec les mots. Alors qu'il commençait à désespérer de sa longue maladie, je lui avais envoyé un fax où le mot SOUFFRIR, par la magie d'une lettre en moins, devenait S'OFFRIR. Il m'avait répondu que SOUFFRIR pouvait aussi se transformer en S'OUVRIR, puis en SOURIRE…
Il y aurait donc au cœur-même de la souffrance une porte susceptible de s'ouvrir sur le sourire, une faille traversant l'inadmissible pour déboucher sur l'inouï… Et ce ne sont pas que des mots ! Le jour de la mort de Jean-Claude, tandis que les larmes glissaient sur mes joues, de nombreux signes de vie ont surgi de toutes parts. Un magnifique arc-en-ciel enjambant la grisaille des toits parisiens… Un corbeau venu croasser à gorge déployée face à ma fenêtre…
Coïncidence ou pas, il y a peu de temps, Jean-Claude m'avait parlé de cet oiseau et de sa signification profonde. Dans la lignée des poètes Zen japonais ou des troubadours du Moyen-Âge, il y voyait un messager du pur néant, cette vacuité originelle condensant en son sein toutes les potentialités…
Une chose est sûre : je ne suis pas prêt d'oublier ce cri.
Aujourd'hui encore, il résonne au fond de moi comme un instant de pure reconnaissance. Au XIIème siècle (siècle de prédilection de Jean-Claude), on aurait dit : Joi. Joie vigoureuse. Profonde connivence avec la vie. J'aurai volontiers utilisé le mot “bonheur” si, au fil du temps, il ne s'était pas peu à peu affadi pour ne plus désigner qu'un état de confort, de contentement tranquille, une succession prévisible de petits plaisirs… Pour Jean-Claude Marol, vivre signifiait beaucoup plus que cela. Il suffit pour s'en convaincre d'ouvrir l'un de ses livres et de lire quelques mots au hasard : “brusque nouveauté”, “parole dégelée”, “plongée au plus intime”, “vie réenfantée”… Des mots qui parlent d'ouverture et de jaillissement. Sommes-nous prêts à tenter cette aventure-là ?
Pour qui veut jouer vraiment, le terrain de jeu est vaste. Il concerne non seulement notre lien avec les autres humains, mais aussi notre lien avec l'ensemble du cosmos. Écoutons à nouveau Jean-Claude :
« Si notre société contemporaine excelle à refermer les êtres sur eux-mêmes, elle ne peut empêcher notre cœur de battre. Nous ne vivrons jamais à part des mouvements des galaxies, ni de la course des électrons. Jusqu'au bout de nos ongles, rien ne nous sépare du vivant. Prendre conscience que nous sommes indissociable de l'univers nous aide à naître à nous-mêmes. Nous faisons partie d'un seul Corps, d'une immense Table ronde qui nous emporte tous, avec ou sans notre consentement ! » (1)
Ce grand tourbillon de vie n'a ni commencement ni fin. Il peut venir nous surprendre en tout lieu, à tout moment. Il peut prendre les formes les plus imprévues, les plus déroutantes. Ainsi, la nuit suivant sa disparition, je rêvais de Jean-Claude sous la forme d'un grand oiseau noir venu à ma fenêtre me demander du pain. Face-à-face troublant, impressionnant, dont l'intensité est difficilement exprimable… Le lendemain matin au réveil, la saveur de ce rêve continue de se diffuser dans tout mon corps. Rien à voir avec le bonheur aseptisé de Disneyland ou la pseudo-consolation que nous vendent la plupart des religions. Ce qui se joue ici est une découverte directe et abrupte, une traversée des abîmes…
Bonheur, malheur, plaisir, déplaisir… Méfions-nous des classifications un peu hâtives. Le vrai bonheur n'est pas une posture figée, un acquis, une possession que l'on pourrait cadenasser au fond d'un coffre-fort. Il s'apparente plutôt à la marche du funambule en équilibre entre les extrêmes, les contraires. Ce que suggère Fernando Pessoa dans ce poème :
Mais ce n'est pas toujours que je veux être heureux.
Il faut être malheureux de temps à autre
afin de pouvoir être naturel…
D'ailleurs il ne fait pas tous les jours soleil,
et la pluie, si elle vient à manquer très fort, on l'appelle.
C'est pourquoi je prends le malheur avec le bonheur,
naturellement, en homme qui ne s'étonne pas
qu'il y ait des montagnes et des plaines
avec de l'herbe et des rochers.
Voilà sans doute le secret du véritable bonheur : non pas vouloir être heureux à tout prix, mais demeurer, quoiqu'il arrive, “naturel”. La différence est de taille. Dans un cas, on court désespérément après une satisfaction, une plénitude qui ne cessent de nous échapper. Dans l'autre, on se laisse traverser par les flux et les reflux de la vie sans rien retenir ou rejeter. Attention ! Il ne s'agit ni de fatalisme, ni de résignation, ni de passivité. Être naturel, relié à notre “nature profonde”, ne nous empêche pas, bien au contraire, d'esquiver les souffrances inutiles, ces situations douloureuses et traumatisantes contre lesquelles, faute d'y voir clair, nous nous heurtons à répétition.
Le bonheur, on l'aura compris, n'est pas une technique (un ensemble de recettes qu'il suffirait d'appliquer), mais une danse, un ondoiement. Un art qui exige une ouverture, une souplesse, une spontanéité exceptionnelles. Cette fraîcheur d'être nous permet d'accueillir toute la gamme des émotions — y compris la tristesse. Car, on l'a vu, le véritable ennemi du bonheur n'est pas la tristesse, mais le venin beaucoup plus insidieux de la dévalorisation et du ressentiment. Affranchie de cette rancœur, la vie, rappelle Jean-Claude Marol, peut alors être vécue comme un Grand Jeu, une vaste marelle où toutes les cases ont leur utilité :
« On peut tomber dans un puits, ou bénéficier d'une case favorable, et garder le sourire dans les deux cas. Il y a de même une façon de vivre tous nos états, les passionnément, les un peu, les pas du tout, en gardant le sens du jeu. Trouvons en nous, si nous le pouvons, ce joueur, cette joueuse libre de la case traversée et qui garde une vision panoramique. » (1)
Le bonheur est un jeu qui n'admet aucune répétition, un plongeon perpétuel dans le neuf, une navigation sans cesse renouvelée, où l'on accepte que tous nos repères tanguent, évoluent, se transforment au gré de la traversée… Pour cela, nous dit Pessoa, il nous faut arrêter de désirer que les choses soient différentes que ce qu'elles sont :
Ah, vous voulez une lumière meilleure que celle du Soleil !
Vous voulez des fleurs plus belles que celles que je vois !
À force d'exiger “toujours plus”, l'homme moderne s'est peu à peu enfermé dans un monde artificiel, où toute réelle spontanéité est exclue. Si l'on n'y prend pas garde, la Terre entière risque à brève échéance de se transformer en gigantesque jeu virtuel où il s'agira de manipuler les personnes et les situations pour qu'elles se conforment à nos attentes et obéissent à notre “bon plaisir”.
À l'opposé de cette fuite en avant, l'homme naturel, lui, ne cherche qu'à vivre sa vie au plus près. Approcher chaque chose dans son intensité, son exactitude, sa beauté profonde. Considérer chaque rencontre comme un défi, un jaillissement de la nouveauté — cette énergie libre et joyeuse que, toute sa vie, Jean-Claude Marol n'aura cessé de chanter : Réalisons que le renouvellement est toujours offert. Nous sommes toujours au commencement. Le monde, "au fond”, est indéfiniment neuf !
(1) extraits du Fier Baiser de Jean-Claude Marol, éditions Dervy, 2001